Le Temps du 26 mars 2011 : «On ne peut pas simplement dire qu’on ne veut plus de nucléaire»
Le Temps publie ce samedi une interview sur une page entière de la ministre de l’énergie Doris Leuthard. Pour ma part, j’ai eu la chance de rencontrer l’ombre qui la suit partout, le côté obscur de la ministre, Dark Leuthard… sa face cachée ! C’est une rencontre très intéressante, dans la mesure où Dark Leuthard s’exprime très différemment de la conseillère fédérale, en ne souriant jamais, très franchement, sans chercher à cacher quoi que ce soit et surtout… sans langue de bois !
Voici donc l’interview de Dark Leuthard, basée sur les mêmes questions que celles posées par « Le Temps » :
(Dans l’idéal, il vaut mieux lire d’abord l’interview de la face visible de la ministre…)
La catastrophe de Fukushima a-t-elle ruiné la confiance de la ministre de l’Energie dans le nucléaire ?
Oh non… qu’allez-vous imaginer là ? Nous n’avons en fait jamais pris au sérieux les risques de l’énergie nucléaire. Les accidents n’ont lieu que dans des pays dirigés par des bureaucraties communistes ou dans ceux qui construisent sur les limites des plaques tectoniques. La Suisse n’appartient à aucune de ces deux catégories. Mais nous devons quand même faire semblant de nous y intéresser… N’oubliez pas qu’il y aura les élections fédérales en octobre 2011 !
Le Conseil fédéral n’a-t-il pas surestimé la sécurité des centrales ?
Bof. Franchement, tout ça, c’est le problème des experts. Si les experts se trompent, c’est de leur faute, pas de la nôtre. En tout cas, moi, je n’y suis pour rien.
Après Tchernobyl, on a dit: «Cela ne peut pas arriver chez nous.» Que dites-vous après Fukushima ?
Mais c’est pareil. Les Japonais sont tout aussi nuls que les Soviétiques. Nous, on est bien meilleurs ! Ce n’est évidemment pas le moment d’aller raconter ça à la radio ou à la télé, mais vous pouvez compter sur moi : sitôt que tout sera un peu oublié, on reviendra de toute manière au nucléaire.
Vous parlez de tremblement de terre, mais la catastrophe de Fukushima a été provoquée par un tsunami. Or, il n’y a aucun risque de tsunami en Suisse. N’est-on pas en train de surréagir ?
Bien sûr… on est complètement dans l’émotionnel, on voit des images horribles et on peint le diable sur la muraille. Et comme nous savons à quel point le peuple est sensible à l’émotionnel (souvenez-vous des minarets !), nous sommes bien obligés de faire semblant de nous apitoyer aussi. Mais l’important, c’est de garder le sourire !
Le point faible en Suisse pourrait être la centrale de Mühleberg. Ses exploitants doivent-ils s’attendre à ce que sa fermeture soit ordonnée ?
Mais chuuuut ! Ne prononcez pas ce nom, pas maintenant ! La centrale de M. est vieille et complètement pourrie, mais comme est les meilleurs, on va réussir à colmater comme des bêtes pour en tirer encore du jus pendant quelques années. C’est un sujet que nous devons mettre un peu de côté jusqu’à ce que le thème « Fukushima » sorte du champ médiatique. Vous savez, ça va assez vite. Tenez, qui parle encore de la plateforme pétrolière de BP dans le golfe du Mexique ?
La procédure d’autorisation des nouvelles centrales est suspendue. Jusqu’à quand ?
C’est une affaire de timing… dont j’ai chargé mes « spin doctors ». Il leur faudra décider du moment optimal en fonction du facteur oubli et du coût lié à l’attente. On optimise !
La population s’est exprimée de justesse en faveur du nucléaire ces dernières années. Pensez-vous que, après Fukushima, il subsiste la moindre chance politique de faire accepter une nouvelle centrale ?
Mais bien sûr ! C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est passé après Tchernobyl. Cela prend un peu de temps (et le temps, c’est de l’argent !), mais en y mettant des moyens et en recourant à un lobbyisme actif, rien n’est impossible. Je suis confiante… et souriante.
Dans quelle mesure est-il nécessaire de trouver des solutions communes en Europe ?
Décidément, vous avez l’art de mettre les pieds dans le plat. Qu’est-ce que vous venez parler d’Europe alors qu’on est en pleine campagne électorale ? Vous voulez faire le beurre de l’UDC, pour qu’ils nous piquent encore des sièges ? Ne le répétez pas, mais nous sommes déjà dans l’Europe électrique… et nous faisons des affaires du tonnerre, par exemple en achetant du courant nucléaire pas cher la nuit à la France pour faire remonter de l’eau dans des lacs de barrages et nous vendons ensuite du courant cher aux heures de pointe à l’Italie…Tout bénéfice !
Ne sera-t-il pas trop coûteux pour les promoteurs de construire une nouvelle centrale nucléaire ?
Mais on s’en fout ! Vous savez, en fin de compte, c’est le consommateur qui paie…
Quelles solutions de rechange voyez-vous pour le nucléaire ?
Pourquoi tenez-vous donc tant à des solutions de rechange ? Je vous ai pourtant bien expliqué ! Puisque vous insistez, je vous donne une piste : on augmentera le coût de l’électricité de consommation privée des ménages ou celle des PME… mais pas question d’embêter les grandes entreprises !
Ces mesures pourraient-elles remplacer une centrale nucléaire ?
Aujourd’hui, je dois répondre publiquement oui. Mais demain… Hé hé !
Quelles énergies renouvelables vous paraissent-elles les plus prometteuses ?
Décidément, vous êtes têtu ! On ne va pas remplacer le nucléaire, on va faire du nucléaire + plein d’autres choses. Du moment que cela rapporte, comme le pompage-turbinage, il n’y a pas de raison de se gêner.
Et les centrales à gaz ?
Je n’aime pas beaucoup l’odeur du gaz… mais si le rendement financier est bon, c’est tout bon !
Les centrales à gaz sont-elles compatibles avec la loi sur le CO2 votée par le Conseil des Etats ?
Ah… ceux-là… quels emmerdeurs ! Voilà qu’ils veulent tout à coup de préoccuper du climat. On s’était pourtant mis d’accord, c’était les pays lointains qui devaient se prendre la tête avec ça. Mais ne vous inquiétez pas : les spin doctors et les lobbyistes vont nous trouver une manière de contourner tout cela.
Le rehaussement du barrage du Grimsel et l’implantation d’éoliennes se heurtent à des oppositions. Ne faudrait-il pas restreindre le droit de recours ?
Vous avez décidé de faire le tour de Suisse des casse-pieds. Nous sommes obligés de les supporter, mais on trouvera bien un moyen de les convaincre… comptez sur mes spécialistes !
Vous avez repris les rênes du DETEC avec l’image d’une pro-nucléaire. Mais vous pourriez entrer dans l’histoire en tant que ministre de l’abandon du nucléaire. Comment vivez-vous cela ?
C’est tout le problème quand on a été repéré, on n’arrive plus à se défaire d’une mauvaise réputation. Et pourtant, vous ne vous imaginez pas comme j’essaie de tout faire pour être la plus discrète possible. Par exemple, je n’ai jamais déposé d’interpellation parlementaire dans ce domaine. Mais vous savez, l’important reste que je travaille à la manière de remettre sur la table le plus vite possible l’énergie nucléaire. Je ne souhaite pas être la ministre de l’abandon du nucléaire…
Propos recueillis par Daniel